LE RENDEZ-VOUS
Rentrant à la maison après mon entraînement à Xclusive, et après un bon massage japonais, je m’arrête au kiosque à journaux, non loin de chez moi, et passe en revue le rayon ‘‘Pour Adultes’’ ; le walkman toujours vissé aux oreilles, et les accords apaisants du Canon de Pachelbel font un contrepoint singulier aux photos plastifiées âprement éclairées que je feuillette. J’achète Lesbian Vibrator Bitches et Cunt on Cunt, ainsi que le Sports Illustrated de la semaine et le dernier Esquive, bien que j’y sois abonné, et que tous deux soient déjà arrivés par la poste. J’attends que le kiosque soit désert pour faire mes achats. Le marchand ne dit rien, il fait un vague mouvement vers son nez crochu, tout en me tendant les magazines et la monnaie. Je baisse le volume et, levant un des écouteurs, je demande : « Quoi ? » Il touche son nez derechef et, avec un accent terrible, presque incompréhensible, me dit : « Vous saignez du nez », c’est du moins ce que je crois comprendre. Je pose mon attaché-case Bottega Veneta et porte un doigt à mon visage. Il est rouge, couvert de sang. Fouillant dans mon pardessus Hugo Boss, j’en tire un mouchoir — Polo — et après avoir essuyé le sang, le remercie d’un signe de tête, remets mes lunettes d’aviateur Wayfarer et m’en vais. Enfoiré d’Iranien.
Dans le hall de mon immeuble, je m’arrête à la réception, tentant d’attirer l’attention du concierge, un Noir hispano-américain que je ne reconnais pas. Il est au téléphone avec sa femme, ou son dealer, ou un quelconque acheteur de crack et hoche la tête sans me quitter des yeux, le téléphone coincé dans les sillons précoces de son cou. Quand il lui apparaît que je veux lui demander quelque chose, il soupire, lève les yeux au ciel et dit à son correspondant de ne pas quitter. « Ouais, qu’essevouvoulez ? » marmonne-t-il.
— Oui, fais-je aussi aimablement, aussi poliment que possible, pourriez-vous, je vous prie, dire au gardien-chef que j’ai une fente dans mon plafond et... Je m’interromps. Il me regarde comme si j’avais outrepassé quelque non-dit, et je commence à me demander quel mot l’a perturbé : certainement pas fente. Alors ? Gardien-chef ? Plafond ? Peut-être même je vous prie ?
— Qu’essaveudire ? fait-il, soupirant bruyamment, vautré sur son siège, sans me quitter des yeux.
Je baisse les yeux sur le sol de marbre, soupire également.
— Écoutez, je ne sais pas. Dites simplement au gardien-chef que c’est Bateman... appartement 101. Levant les yeux pour vérifier qu’une partie au moins du message a été enregistrée, je rencontre un masque atone, un faciès épais, stupide. Je suis un fantôme, pour cet homme, me dis-je. Je suis une chose irréelle, un objet à peine palpable, mais qui constitue cependant une espèce d’obstacle. Il hoche la tête, reprend le téléphone et poursuit sa conversation, dans un dialecte totalement inconnu de moi.
Je prends mon courrier — le catalogue Polo, le relevé de l’American Express, le Playboy de juin, une invitation à une soirée organisée par la compagnie dans un nouveau club appelé le Bedlam — et me dirige vers l’ascenseur, examinant le catalogue Ralph Lauren. J’appuie sur le bouton de mon étage, puis sur celui qui commande la fermeture des portes, mais quelqu’un pénètre dans la cabine juste avant que les portes ne se referment et, instinctivement, je me retourne pour saluer. C’est Tom Cruise, l’acteur, qui habite dans l’appartement en terrasse et, par courtoisie, sans le lui demander, j’appuie sur le bouton du dernier étage, sur quoi il me remercie d’un signe de tête, gardant le regard fixé sur les chiffres lumineux qui défilent rapidement au-dessus de la porte. En chair et en os, il est beaucoup plus petit, et il porte les mêmes Wayfarer noires que moi, un jean, un T-shirt blanc, et une veste Armani.
Désireux de briser un silence qui devient singulièrement gênant, je m’éclaircis la gorge et déclare : Je vous ai trouvé fantastique, dans Bartender. J’ai trouvé le film vraiment très bon, et Top Gun aussi. Vraiment, j’ai trouvé ça très bon.
Il quitte des yeux les chiffres lumineux, me regarde bien en face.
— Ça s’appelait Cocktail, dit-il d’une voix douce.
— Pardon ? fais-je, désarçonné.
Il s’éclaircit la gorge : Cocktail. Pas Bartender. Le film s’appelait Cocktail.
Un blanc. On n’entend plus que le bruit des câbles qui hissent l’ascenseur toujours plus haut dans l’immeuble, tandis que le silence descend sur nous, lourd, ostensible.
— Ah oui... C’est vrai, dis-je, comme si le titre me revenait soudain à l’esprit. Cocktail... Ouais, vous avez raison. Alors, Bateman, qu’est-ce que tu as dans le crâne ? Je secoue la tête comme pour m’éclaircir les idées puis, comme si je souhaitais mettre les choses au point, je tends la main : Salut. Pat Bateman.
Cruise me serre la main, timidement.
— Alors, dis-je, vous aimez bien vivre ici ?
Il prend un long temps pour répondre. « Ma foi... »
— C’est chouette, comme immeuble, n’est-ce pas ?
Il hoche la tête sans me regarder, et j’appuie de nouveau sur le bouton de mon étage, presque involontairement. Nous demeurons silencieux.
— Eh oui... Cocktail, dis-je au bout d’un moment. C’est bien ça, le titre.
Il ne dit rien, il ne hoche même pas la tête, mais il me regarde à présent d’un air étrange et, abaissant ses lunettes de soleil, il déclare avec une légère grimace : Euh... Vous saignez du nez.
Je demeure un moment pétrifié, avant de comprendre qu’il faut faire quelque chose et, avec l’air embarrassé qui s’impose, je porte ma main à mon nez, surpris, puis tire mon mouchoir Polo — déjà taché de brun — et essuie le sang de mes narines. Je ne m’en tire pas trop mal, somme toute.
— Ce doit être l’altitude, dis-je en riant. C’est vrai, nous sommes si haut.
Il hoche la tête, ne dit rien, retourne aux chiffres qui défilent.
L’ascenseur s’arrête à mon étage et, comme les portes s’ouvrent, je dis à Tom : Je suis un vrai fan. Ça me fait vraiment plaisir de vous rencontrer enfin.
— Okay. Cruise esquisse son fameux sourire, et appuie aussitôt sur le bouton de fermeture des portes.
La fille avec qui je sors ce soir, Patricia Worrel — blonde, mannequin, récemment virée de Sweet Briar au bout d’un semestre — a laissé deux messages sur mon répondeur, pour dire que je dois la rappeler, que c’est extrêmement important. Tout en desserrant ma cravate Bill Robinson en soie bleue à motifs inspirés de Matisse, je compose son numéro, et traverse l’appartement pour aller mettre en marche l’air conditionné, le téléphone sans fil à la main.
Elle répond à la troisième sonnerie. « Allô ? »
— Salut, Patricia. C’est Pat Bateman.
— Oh, salut. Écoute, je suis sur l’autre ligne. Je peux te rappeler ?
— Eh bien...
— Écoute, c’est mon club de gym, dit-elle. Ils ont déconné avec ma note. Je te rappelle tout de suite, à plus...
— Ouais, dis-je, et je raccroche.
Je me dirige vers la chambre, où j’ôte mes vêtements de la journée : costume Giorgio Corregiari, laine et chevrons, avec pantalon à pinces, chemise en oxford Ralph Lauren, cravate de tricot Paul Stuart et chaussures de daim Cole-Haan. Je passe un short — 60 $ chez Barney — et fais quelques flexions, le téléphone à la main, en attendant que Patricia me rappelle. Au bout de dix minutes d’exercices, le téléphone sonne, et je laisse passer six sonneries avant de répondre.
— Salut, fait-elle. C’est moi, Patricia.
— Tu peux ne pas quitter ? J’ai un autre appel.
— Pas de problème.
Je la mets en attente pendant deux minutes, et reprends la communication.
— Salut, fais-je. Désolé.
— Je t’en prie.
— Bon. Alors, ce dîner. Tu passes me prendre vers huit heures ?
— Justement, c’est de cela que je voulais te parler, dit-elle d’une voix lente.
— Oh, non, fais-je, accablé. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Eh bien voilà, il y a un concert au Radio City, et...
— Non, non et non, dis-je, intraitable. Pas de concert.
— Mais j’ai mon ex-petit ami qui joue, celui qui était aux claviers à Sarah Lawrence, et... Elle s’interrompt, déjà résolue à m’affronter.
— Non, non, non Patricia, dis-je fermement, pensant : mais bon Dieu, pour quoi ça, pourquoi ce soir ?
— Oh, Patrick, gémit-elle dans l’appareil, ça va être tellement sympa...
Je suis à présent quasiment certain d’avoir de très bonnes chances de coucher avec Patricia ce soir, mais pas si nous assistons à un concert où se produit un de ses anciens petits amis — ce genre de nuance n’existe pas pour elle.
— Je n’aime pas les concerts, dis-je, tout en me dirigeant vers la cuisine. J’ouvre le réfrigérateur, prends une bouteille d’Évian. « Je n’aime pas les concerts, je n’aime pas la musique live. »
— Mais celui-ci n’est pas comme les autres. Nous sommes sûrs d’avoir de bonnes places, ajoute-t-elle faiblement.
— Écoute, pas la peine de discuter. Si tu veux y aller, vas-y.
— Mais je pensais que nous irions ensemble, dit-elle, jouant sur la corde sensible. Je pensais que nous irions dîner... Puis, quasiment comme si l’idée lui venait tout à coup : ... et rester ensemble. Tous les deux.
— Je sais, je sais. Écoute, chacun devrait avoir le droit de faire exactement ce qu’il veut faire. Et moi, je veux que tu fasses ce que tu as envie de faire.
Elle réfléchit un moment, tente une autre approche : Mais leur musique est si belle, si... Je sais que ça semble ringard, mais c’est... c’est prodigieux. C’est un des meilleurs groupes que tu verras jamais. Ils sont drôles, ils sont merveilleux, la musique est géniale, oh, écoute, je voudrais tellement que tu les voies... Je te jure qu’on va passer un moment fantastique, conclut-elle, dégoulinante de ferveur.
— Non, vas-y, toi, va t’amuser.
— Mais Patrick, j’ai deux places.
— Non. Je n’aime pas les concerts. La musique live, ça me gonfle.
— Bien, fait-elle (et je perçois nettement dans sa voix l’écho de ce qui pourrait bien être une déception sincère), ça va me faire de la peine, que tu ne sois pas là, avec moi.
— Je te dis d’y aller, de t’amuser. Je dévisse le bouchon de la bouteille d’Évian, préparant la manœuvre suivante. « Ne t’inquiète pas. J’irai seul au Dorsia. Pas de problème. »
Très long silence, que je pourrais remplir ainsi : Haha, eh bien, voyons si tu as toujours envie d’aller à ton concert de merde. Je prends une grande gorgée d’Évian, en attendant qu’elle me dise à quelle heure elle passera.
— Au Dorsia ? fait-elle, puis, méfiante : Tu as réservé là-bas ? Je veux dire, pour nous ?
— Oui. À huit heures et demie.
— Ah bon... Un petit rire. C’était... commence-t-elle d’une voix mal assurée... enfin, c’est-à-dire que moi, je les ai déjà vus. Je voulais juste que tu les voies aussi.
— Bon, écoute, qu’est-ce que tu fais ? Si tu ne viens pas, il faut que j’appelle quelqu’un d’autre. As-tu le téléphone de Emily Hamilton ?
— Oh, allons, Patrick, ne t’emballe pas comme ça, dit-elle avec un petit rire nerveux. Ils jouent encore deux jours, et je n’ai aucun problème pour y aller demain. Allons, calme-toi, tu veux bien ?
— Très bien. Je suis calme.
— Bon, à quelle heure veux-tu que je passe ? demande la Grande Pute des Restaurants.
— Je t’ai dit huit heures, fais-je, dégoûté.
— C’est parfait, dit-elle, puis, dans un souffle langoureux : À huit heures. Elle traîne encore un peu au téléphone, comme si je devais ajouter quelque chose, la féliciter pour avoir fait le bon choix, peut-être, mais je n’ai pas de temps à perdre avec ça, et je raccroche précipitamment.
Dans la seconde qui suit, j’ai traversé la pièce, attrapé le Zagat, et trouvé le numéro du Dorsia, que je compose d’un doigt tremblant. Occupé. Sentant la panique m’envahir, je mets le téléphone en position Appel Répété, et pendant les cinq minutes suivantes, résonne sans cesse la tonalité « occupé », consciencieuse, lugubre. Enfin, une sonnerie et, dans les brèves secondes avant que l’on ne décroche, j’éprouve cette sensation rare entre toutes — une poussée d’adrénaline.
— Dorsia », fait une voix de sexe indéterminé, rendue androgyne par un mur de bruit, à l’arrière-plan. « Ne quittez pas. »
Le vacarme évoque presque celui d’un stade de football bondé, et je dois rassembler jusqu’à la dernière miette de mon courage pour ne pas raccrocher. J’attends cinq minutes, la paume moite, douloureuse à force de serrer à mort le téléphone sans fil, une partie de moi-même consciente de la vanité de ma tentative, une autre pleine d’espoir, et une autre encore furieuse de ne pas avoir réservé plus tôt, ou de ne pas avoir demandé à Jean de le faire. La voix me reprend en ligne : « Dorsia », brutalement.
Je m’éclaircis la gorge. « Heu, oui, je sais qu’il est un peu tard, mais serait-il possible d’avoir une table pour deux, à huit heures et demie, neuf heures, par exemple ? Je serre les paupières à en avoir mal.
Un silence — derrière, le bruit de la foule, une vague déferlante, assourdissante — et, l’espoir envahissant soudain tout mon corps, j’ouvre les yeux, comprenant que le maître d’hôtel, Dieu le bénisse, est sans doute en train de chercher une éventuelle annulation dans le registre. Alors, j’entends un ricanement, faible tout d’abord, mais qui gonfle peu à peu, allant crescendo, jusqu’à devenir un éclat de rire suraigu, interrompu soudain quand on raccroche brutalement le téléphone.
Stupéfait, fébrile, vidé de mes forces, j’envisage quoi faire, tandis que seule la tonalité vacante résonne bruyamment dans l’appareil. Je reprends mes esprits, compte jusqu’à six, ouvre de nouveau le Zagat et, posément, entreprends de juguler la panique qui m’envahit à l’idée de devoir trouver une réservation pour huit heures et demie dans un endroit qui, s’il n’est pas aussi à la mode que le Dorsia, devra au moins être ce qui se fait de mieux dans le rayon immédiatement au-dessous. Je finis par obtenir une réservation pour deux au Bacardia, et cela uniquement grâce à une annulation, et bien que Patricia soit probablement déçue, il est possible qu’elle aime bien le Barcardia — les tables sont assez espacées, la lumière tamisée flatte le teint, et la cuisine est du genre Nouvelle Southwestern — et de toute façon, si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’elle va faire, cette salope, porter plainte ?
Aujourd’hui, je me suis entraîné sérieusement au club, après le bureau, mais la tension est revenue, et je m’octroie quatre-vingt-dix pompes pour les abdominaux, cent cinquante élévations, puis je cours sur place pendant une vingtaine de minutes, tout en écoutant le dernier CD de Huey Lewis. Je prends une douche brûlante, puis m’étends sur le visage le nouveau masque exfoliant de Caswell-Massey, et sur le corps le soin lavant de Greune, puis un hydratant corporel de Lubriderm et une crème faciale de Neutrogena. J’hésite entre deux tenues : un costume Bill Robinson en crêpe de laine, acheté chez Saks, avec la chemise Charivari en coton jacquard et une cravate Armani, ou une veste de sport écossaise, dans les tons bleus, en laine et cashmere, avec une chemise de coton et un pantalon à pinces Alexander Julian en laine, et une cravate de soie Bill Blass à petits pois. Le Julian est peut-être un peu chaud pour un mois de mai, mais si Patricia porte ce tailleur Karl Lagerfeld que, à mon avis, elle devrait porter, je mettrai quand même le Julian, qui va bien avec son tailleur. Pour les chaussures, mocassins en crocodile A. Testoni.
Une bouteille de Scharffenberger est en train de rafraîchir dans une coupe d’aluminium façonné de chez Spiros posée dans un seau à Champagne de verre gravé de Christine Van der Hurd, sur un plateau plaqué argent de chez Christofle. Le Scharffenberger n’est pas mauvais — ça n’est pas du Cristal, mais pourquoi gaspiller du Cristal pour cette greluche ? De toute façon, elle ne verrait probablement pas la différence. Je m’en sers un verre en l’attendant, redisposant de temps en temps les animaux de Steuben sur la table basse à dalle de verre de Turchin, feuilletant machinalement le dernier livre que j’ai acheté, un truc de Garrison Keillor. Patricia est en retard.
Tandis que j’attends, installé sur le canapé du salon, le Wurlitzer jouant Cherish, par les Lovin’Spoonful, j’en arrive à la conclusion que Patricia n’a rien à craindre ce soir, que je ne vais pas tout à coup sortir un couteau et m’en servir sur elle, gratuitement, que je ne tirerais aucun plaisir à voir couler le sang de sa gorge tranchée, de son cou tailladé, ou de ses yeux arrachés. Elle a de la chance, même si c’est une chance que je ne cherche pas à m’expliquer. Peut-être n’a-t-elle rien à craindre parce que sa fortune, la fortune de sa famille, la protège ce soir, ou bien est-ce simplement parce que moi, j’en ai décidé ainsi. Peut-être le verre de Scharffenberger a-t-il brisé mon élan, ou peut-être n’ai-je pas envie de voir précisément ce costume Alexander Julian bousillé par tout le sang que cette salope ne manquerait pas de verser. Quoi qu’il en soit, le fait demeure, absurde, que Patricia vivra, et cette victoire-là ne demande ni intelligence, ni effort d’imagination, ni inventivité de qui que ce soit. Simplement, c’est ainsi que le monde, mon monde, tourne.
Elle arrive avec une demi-heure de retard, et je dis au portier de la faire monter, bien que je la retrouve sur le palier, tandis que je verrouille ma porte. Elle ne porte pas le tailleur Karl Lagerfeld auquel je pensais, mais elle a plutôt bonne allure, malgré tout : un chemisier de soie Louis Dell’Olio avec des boutons de manchette en strass et un pantalon de velours brodé de chez Saks, des boucles d’oreilles en cristal de Wendy Gell pour Anne Klein et des escarpins à bride dorés. J’attends d’être dans le taxi qui nous conduit vers le centre pour lui annoncer que nous n’allons pas au Dorsia, et me confondre en excuses, prétextant vaguement un problème de téléphone, un incendie, un maître d’hôtel rancunier. Elle suffoque un peu en apprenant la nouvelle et, ignorant mes excuses, elle se détourne et se met à regarder fixement par la fenêtre. Je tente de l’apaiser en lui parlant de l’endroit où nous allons, tellement à la mode, tellement luxueux, évoquant ses pâtes au fenouil et à la banane, ses sorbets, mais elle se contente de secouer la tête, et j’en suis réduit à lui dire, grands dieux, que le Bacardia est devenu en fait beaucoup plus cher que le Dorsia lui-même, mais elle demeure inflexible. De temps à autre, j’en jurerais, les larmes lui montent aux yeux.
Elle n’ouvre pas la bouche jusqu’à ce que nous soyons installés à une table médiocre, au fond de la grande salle à manger, et encore n’est-ce que pour commander un bellini. Je commande en hors-d’œuvre les raviolis à la laitance d’alose avec de la compote de pommes, puis le hachis au chèvre à la sauce de bouillon de caille. Elle prend la daurade aux violettes et pignons, et en hors-d’œuvre la soupe de beurre de cacahuètes au canard fumé et à la purée de courges, un mélange apparemment un peu curieux mais en fait très bon. Le magazine New York l’a décrit comme un plat ‘‘gentiment espiègle, mais énigmatique’’, ce que je répète à Patricia, qui allume une cigarette, ignorant l’allumette enflammée que je lui tends, prostrée sur sa chaise, l’air rétif, et me souffle sa fumée en pleine figure, me jetant des regards furieux que je feins poliment d’ignorer, gentleman comme je peux l’être. Une fois nos plats arrivés, je contemple mon assiette — le hachis en forme de triangles rouges recouverts de chèvre teint en rose avec du jus de grenade, entouré d’arabesques de sauce aux cailles, épaisse et brune, et de tranches de mangues réparties tout autour de la grande assiette noire — avant de me décider à le manger, d’une fourchette hésitante.
Le dîner n’a guère duré que quatre-vingt-dix minutes, mais j’ai l’impression que nous sommes installés au Bacardia depuis une semaine et, bien que je n’aie aucune envie de passer au Tunnel après, cela me semble une excellente punition pour le comportement de Patricia. L’addition s’élève à 320 $ — moins que je ne le pensais, en fait —, et je la règle avec mon AmEx platine. Dans le taxi qui nous emmène vers le centre, je garde les yeux rivés sur le compteur, tandis que notre chauffeur tente d’engager la conversation avec Patricia qui l’ignore complètement, occupée à retoucher son maquillage avec un compact Gucci, ajoutant du rouge à une bouche déjà fortement colorée. Il y avait un match de base-ball, ce soir, et je crois que j’ai oublié de l’enregistrer, ce qui fait que je ne pourrai pas le regarder en rentrant, mais je me souviens que j’ai acheté deux magazines en rentrant du bureau, et je pourrai toujours m’y plonger pendant une heure ou deux. Jetant un coup d’œil sur ma Rolex, je m’aperçois que si nous prenons un verre, deux peut-être, je serai rentré à temps pour Late Night with David Letterman. Certes, Patricia est désirable, et je ne verrais aucun inconvénient à faire des cochonneries avec son corps, mais l’idée d’être gentil, d’être un compagnon agréable, de m’excuser pour cette soirée, pour n’avoir pas pu la faire entrer au Dorsia (même si le Bacardia est deux fois plus cher, Dieu me damne) me hérisse le poil. Cette salope est probablement furieuse que nous n’ayons pas de limousine.
Le taxi s’arrête devant le Tunnel. Je règle la course, laissant un pourboire honnête au chauffeur, et tiens la portière à Patricia qui feint d’ignorer la main que je lui tends pour l’aider à descendre. Personne devant les cordes, ce soir. En fait, le seul être humain dans la Vingt-quatrième Rue est un clochard assis à côté d’une benne à ordures, se tordant de douleur, mendiant de la nourriture ou de la petite monnaie d’une voix gémissante. Nous passons rapidement devant lui, et un des trois portiers nous fait entrer, tandis qu’un autre me gratifie d’une petite tape dans le dos : « Comment ça va, Mr. McCullough ? » Je lui fais un signe de tête, ouvre la porte à Patricia et, avant de la suivre, réponds : « Très bien, euh... Jim », en lui serrant la main.
Une fois à l’intérieur (cinquante dollars pour nous deux), je file immédiatement au bar, sans m’inquiéter de savoir si Patricia me suit. Je commande un J&B on the rocks. Elle prend un Perrier, sans citron vert, qu’elle demande elle-même. Comme j’ai vidé la moitié de mon verre, appuyé contre le bar, matant la mignonne petite serveuse, j’ai soudain le sentiment que quelque chose ne va pas ; ça n’est pas la lumière, ni la musique (INXS, New Sensation), ni la mignonne derrière le bar. C’est autre chose. Me retournant lentement pour regarder ce qui se passe autour, je me trouve face à une salle complètement déserte. Patricia et moi sommes les deux seuls clients dans toute la boîte. À part l’inévitable serveuse, nous sommes, elle et moi, littéralement les deux seules personnes au Tunnel. New Sensation devient The Devil Inside, et bien que la musique soit à fond, elle semble moins forte que d’habitude en l’absence de la foule, et la piste déserte paraît immense.
Quittant le bar, je décide d’aller inspecter les autres salles, pensant que Patricia me suivra, ce qu’elle ne fait pas. Pas de gardien devant l’escalier qui conduit au club privé du sous-sol, et tandis que je descends, la musique change en haut — I Feel Free, Belinda Carlisle. Un couple au sous-sol, qui ressemble à Sam et Ilene Sanford, mais il fait plus sombre ici, plus chaud, et il est possible que je me trompe. Je passe devant eux, installés au bar, en train de boire du Champagne, et me dirige droit vers un type d’allure mexicaine, extrêmement bien habillé, assis sur une banquette. Il porte une veste croisée en laine et un pantalon Mario Valentino assorti, un T-shirt de coton Agnès B, et des mocassins de cuir Susan Bennis Warren Edwards (sans chaussettes). Il est accompagné d’une fille superbe, musclée, de la saloperie européenne — cheveux blond sale, gros nénés, bronzée, pas de maquillage, fumant des Merit Ultra Light —, vêtue d’une robe Patrick Kelly en coton imprimé zèbre et d’escarpins en soie et strass à bride et talons hauts.
Je demande au type s’il s’appelle Ricardo.
Il hoche la tête. « Exact. »
Je lui demande un gramme de coke, disant que c’est Madison qui m’envoie. Je sors mon portefeuille et lui tend un billet de cinquante et deux billets de vingt. Il demande à la saloperie européenne de lui passer son sac. Elle lui tend un sac à main Anne Moore en velours. Ricardo fouille à l’intérieur et me tend une minuscule enveloppe pliée. Avant que je ne m’éloigne, la saloperie européenne me dit qu’elle aime bien mon portefeuille en peau de gazelle. Je lui réponds que j’aimerais me branler contre ses seins, et peut-être aussi lui tronçonner le bras, mais la musique — Faith, George Michael — est trop forte, et elle n’entend pas.
De retour à l’étage, je retrouve Patricia là où je l’ai laissée, seule au bar devant son Perrier.
— Écoute, Patrick, dit-elle, adoucie, je voudrais juste que tu saches que je suis...
— Une salope ? Ecoute, tu veux sniffer un peu ? je l’interromps, criant.
— Euh, ouais... avec plaisir, fait-elle. Elle ne sait plus où se mettre.
— Allez, viens ! Je la prends par la main.
Elle pose son verre sur le bar et me suis au travers du club désert, dans l’escalier qui monte aux lavabos. En fait, rien ne nous empêcherait de faire ça en bas, mais je trouve que cela manquerait de classe. Nous entrons dans un des WC des hommes et sniffons presque tout. Une fois dehors, je m’assois sur une banquette devant les lavabos et fume une cigarette, tandis qu’elle descend nous chercher à boire.
Quand elle réapparaît, c’est pour s’excuser de son attitude depuis le début de la soirée. « Je te jure, j’ai adoré le Bacardia, la cuisine est fantastique, leur sorbet à la mangue, pffffu... c’était à mourir. Écoute, ça m’est égal de ne pas être allée au Dorsia. On pourra toujours essayer un autre soir, je sais bien que tu as sûrement fait tout ce que tu as pu, mais c’est vraiment l’enfer pour y entrer, ces temps-ci. Mais vraiment, j’ai adoré la cuisine du Bacardia. Cela fait combien de temps que c’est ouvert ? Trois ou quatre mois, je crois. J’ai lu un article fantastique dans New York, ou peut-être bien dans Gourmet... Quoi qu’il en soit, veux-tu m’accompagner à ce concert demain soir, on peut peut-être dîner au Dorsia avant, et ensuite aller écouter Wallace, ou bien aller au Dorsia après, mais je ne sais pas s’ils servent si tard. Sérieusement, Patrick, il faut absolument que tu les voies. Avatar est un chanteur tellement fantastique, j’ai vraiment cru être amoureuse de lui, à une époque — mais en fait, ça n’était que du désir, pas de l’amour. J’aimais vraiment beaucoup Wallace, mais il était dans toutes ces histoires de banques d’affaires et il ne pouvait pas assumer tout ça et il a craqué, mais ça n’est pas à cause de l’acide ou de la cocaïne, je veux dire, je le sais, mais quand tout a craqué, j’ai su que je ferais mieux, disons, de prendre mes distances et de ne pas assumer un...
Je pense J&B. Je pense verre de J&B dans ma main droite. Je pense main. Charivari. Chemise de chez Charivari. Je pense fusilli. Je pense Jami Gertz. Je pense que j’aimerais enculer Jami Gertz. Porsche 911. Je pense au sharpei. J’aimerais posséder un sharpei. Je pense que j’ai vingt-six ans. L’année prochaine, j’aurai vingt-sept ans. Un Valium. Je voudrais un Valium. Je pense, non, deux Valium. Je pense téléphone cellulaire.
NETTOYAGE A SEC
Le pressing chinois où j’envoie généralement mes vêtements ensanglantés m’a livré hier une veste Soprani, deux chemises blanches Brooks Brothers et une cravate Agnès B, encore couverts de petites traces de sang. J’ai rendez-vous pour déjeuner à midi — dans quarante minutes — et je décide de passer d’abord au pressing pour me plaindre. En plus de la veste Soprani, des chemises et de la cravate, je leur apporte un sac de draps tachés de sang, qui ont également besoin d’être nettoyés. Le pressing chinois se trouve assez loin de mon appartement, dans le West Side, presque du côté de Columbia et, n’étant en fait jamais allé là-bas auparavant, je suis surpris par la longueur du trajet (jusqu’à présent, j’ai toujours passé un coup de fil pour qu’ils viennent prendre mes vêtements, et ils me les rapportent dans les vingt-quatre heures). Cette expédition ne me laisse pas de temps pour mes exercices, et comme j’ai dormi tard, à cause d’une coke-party nocturne avec Charles Griffin et Hilton Ashbury, qui a commencé de façon très innocente à une soirée de journalistes au M.K., à laquelle aucun d’entre nous n’était invité, et a fini vers cinq heures devant mon distributeur de billets, j’ai manqué le Patty Winters Show, qui en fait était une rediffusion d’une interview du président, donc ça n’est sans doute pas trop grave.
Je suis tendu, j’ai mal au crâne. Cheveux plaqués en arrière, Wayfarer noires, cigare — non allumé — serré entre mes dents, costume noir Armani, chemise blanche en coton Armani, cravate de soie, Armani. En dépit de mon air affûté, j’ai l’estomac barbouillé, la tête à l’envers. En entrant au pressing chinois, je frôle un clochard en larmes, un vieux, quarante ou cinquante ans, obèse et grisonnant et, comme j’ouvre la porte, je m’aperçois, pour couronner le tout, qu’il est aussi aveugle, et je lui écrase le pied, une espèce de moignon plutôt, et il fait tomber sa timbale, la petite monnaie s’éparpille sur le trottoir. L’ai-je fait exprès ? À votre avis ? Ou bien était-ce un accident ?
Ensuite, je passe dix minutes à montrer les taches à la vieille petite Chinoise qui, probablement, dirige le pressing. Elle est même allée chercher son mari dans l’arrière-boutique, car je ne comprends pas un traître mot de ce qu’elle me dit. Mais son mari demeure muet, ne se donne même pas la peine de traduire. La vieille continue de jacasser, en chinois, je suppose, et je suis finalement obligé de l’interrompre.
— Écoutez, attendez... Je lève une main, le cigare entre mes doigts, la veste Soprani posée sur mon bras. Vous ne me... Ccchhht, attendez... Ccchhht, vous ne me donnez aucune excuse valable.
La Chinoise continue de couiner quelque chose, saisissant les manches de la veste dans son poing minuscule. J’écarte son bras d’un geste et, me penchant en avant, très lentement, j’articule : Qu’est-ce que vous essayez de me dire ?
Elle continue de piailler, les yeux hors de la tête. Son époux étale devant lui les deux draps qu’il a sorti du sac, couverts de sang séché, et les contemple sans mot dire.
— La blanchir ? fais-je. C’est ça, que vous voulez dire ? La faire blanchir ? Je secoue la tête, incrédule. Blanchir ? Oh, mon Dieu...
Elle continue de désigner les manches de la veste Soprani et quand, se détournant, elle voit les deux draps derrière elle, le piaillement monte encore d’une octave.
— Bien, deux choses, dis-je, penché sur elle. De une, on ne blanchit pas une veste Soprani. Hors de question. De deux — j’élève le ton, me penche encore —, on ne trouve ces draps qu’à Santa Fe. Ce sont des draps très chers, et j’ai vraiment besoin de les faire nettoyer... Mais elle continue de parler, et je hoche la tête comme si je comprenais son bavardage, puis, avec un grand sourire, je me penche soudain, à lui toucher le visage : Si-tu-ne-fermes-pas-ta-sale-gueule-je-te-tue-est-ce-que-tu-comprends-ça ?
Le caquetage affolé s’accélère encore, incohérent. Elle ouvre de grands yeux. Son visage paraît étrangement impassible, peut-être à cause des rides. Je désigne de nouveau les taches, éperdu, puis, me rendant compte que c’est inutile, je baisse le bras, me concentrant pour tenter de comprendre ce qu’elle dit. Puis je l’interromps sans ménagement, et reprends la parole, me penchant de nouveau vers elle.
— Bien, écoutez, j’ai un déjeuner très important — coup d’œil à ma Rolex — chez Hubert, dans trente minutes. Puis, fixant de nouveau le visage plat, les yeux bridés : Et il me faut ces... Non, attendez, vingt minutes. J’ai rendez-vous chez Hubert dans vingt minutes, et je veux récupérer mes draps propres cet après-midi.
Mais elle n’écoute pas ; elle continue de jacasser dans sa langue hachée, incompréhensible. Je n’ai encore jamais jeté de cocktail Molotov sur quiconque, et je me demande comment on les prépare, de quel matériel on a besoin, essence, allumettes... ? Ou peut-être un liquide plus volatil ?
— Écoutez, fais-je brutalement, et, du fond du cœur, penché sur son visage — sa bouche s’agite de façon incohérente, elle se tourne vers son mari qui hoche la tête pendant une miraculeuse seconde de silence — j’articule d’une voix monocorde : Je ne comprends pas.
Je me mets à rire, désespéré face au ridicule de la situation et, frappant le comptoir du plat de la main, je parcours la boutique des yeux, cherchant une personne à qui parler, mais le magasin est désert Je soupire. Je grommelle. « C’est dingue. » Je passe une main sur mon visage et, cessant brusquement de rire, enragé tout à coup, je gronde : Vous êtes folle. Cela devient insupportable.
Elle baragouine quelque chose en réponse.
— Quoi ? fais-je, l’air mauvais. Vous n’avez pas compris ? Vous voulez du jambon ? C’est ça que vous venez de dire ? Vous voulez... du jambon ?
Elle attrape de nouveau la manche de la veste Soprani. Son époux se tient derrière le comptoir, maussade, indifférent.
— Vous… êtes une... folle ! j’ai hurlé.
Elle répond quelque chose, imperturbable, désigne d’un doigt inflexible les taches sur les draps.
— Con-nas-se ? Ça, tu comprends ? Je crie, je suis rouge, au bord des larmes. Secoué de tremblements, je lui arrache la veste des mains. « Oh mon Dieu. »
Derrière moi, la porte s’ouvre, une sonnette résonne. Je reprends contenance, ferme les yeux, inspire profondément, me rappelant que je dois passer à l’institut de bronzage après le déjeuner, et peut-être chez Hermès, ou...
— Patrick ?
Saisi d’entendre une vraie voix, je me retourne, et reconnais une jeune personne de mon immeuble, une jeune personne que j’ai vue cent fois traîner dans le hall, et qui ne manque pas de me contempler d’un regard admiratif à chaque fois que je la rencontre. Elle est plus âgée que moi, vingt-huit ou vingt-neuf ans, pas mal, un peu forte, et elle porte un jogging de chez... de chez Bloomingdale ? Aucune idée... Elle rayonne de joie. Elle me fait un grand sourire, ôtant ses lunettes de soleil. « Salut, Patrick, je pensais bien que c’était vous. »
Ne sachant absolument pas comment elle s’appelle, je murmure un vague « Bonjour », ajoutant très vite un mot indistinct qui pourrait ressembler à un prénom féminin, et reste là, à la regarder fixement, figé, sans force, essayant de faire taire ma hargne, tandis que la Chinoise continue de piailler dans mon dos. Enfin, je claque des mains. « Bien ! »
Elle reste plantée là, embarrassée, puis se dirige enfin vers le comptoir, mal à l’aise, un ticket à la main.
— N’est-ce pas absurde, de venir jusqu’ici ? Enfin, ils sont vraiment mieux que les autres, vous le savez aussi bien que moi.
— Alors, comment se fait-il qu’ils n’arrivent pas à enlever ces taches-là ? fais-je, patient, souriant toujours, serrant les paupières. Enfin la Chinoise ferme la bouche, et j’ouvre les yeux. « Dites-moi, pourriez-vous leur parler, ou quelque chose comme ça ? fais-je avec douceur. Moi, je n’arrive à rien. »
Elle se tourne vers le drap que tient le vieil homme. « Oh, mon Dieu, je vois », murmure-t-elle. Elle touche le drap d’une main hésitante, et la vieille se remet immédiatement à jacasser. « Mais d’où cela vient-il ? » me demande la fille, l’ignorant. Elle observe de nouveau les taches. « Mon Dieu... » fait-elle encore.
— Euh, en fait... Je jette un coup d’œil sur les draps, un vrai carnage. « C’est, euh..., du jus d’airelle, euh... de framboise. »
Elle me jette un coup d’œil, hoche la tête, perplexe. « Je ne trouve pas que ça ressemble à du jus d’airelle, euh... de framboise, hasarde-t-elle timidement.
Je reste un long moment le regard fixé sur les draps, avant de balbutier : Enfin, c’est-à-dire, euh... En fait c’est... du Bosco. Vous savez, la barre chocolatée, comme... Je m’interromps. « ... Comme un Mars. Voilà, c’est du Mars... Vous savez, du chocolat au caramel... »
— Ah, ouais... Elle hoche la tête, pleine de bonne volonté. Peut-être une ombre de scepticisme. « Mince, alors. »
— Écoutez, si vous pouviez leur parler... — je tends le bras et arrache le drap des mains du vieil homme — Je vous en serais vraiment reconnaissant. Je plie le drap, le pose doucement sur le comptoir et jette un coup d’œil sur ma Rolex. « Je suis vraiment en retard. J’ai un rendez-vous pour déjeuner chez Hubert dans un quart d’heure. » Je me dirige vers la porte, et la Chinoise recommence aussitôt à glapir, éperdue, agitant le doigt dans ma direction. Je lui jette un regard mauvais, me forçant à ne pas mimer son geste.
— Chez Hubert ? Vraiment ? demande la fille, impressionnée. Ils ont déménagé dans le centre, n’est-ce pas ?
— Ouais, c’est ça. Oh, écoutez, il faut absolument que j‘y aille. Faisant semblant de voir arriver un taxi de l’autre côté de la rue, j’ajoute avec une reconnaissance feinte : Merci, euh... Samantha.
— Victoria.
— Ah, oui, Victoria. Ça n’est pas ce que j’ai dit ?
— Non. Vous avez dit Samantha.
— Je suis désolé, ça ne va plus du tout. Je souris.
— Nous pourrions peut-être déjeuner ensemble, un jour de la semaine prochaine, suggère-t-elle, vibrante d’espoir, avançant vers moi, tandis que je sors à reculons. Vous savez, je suis souvent du côté de Wall Street.
— Oh, je ne sais pas, Victoria. » Je m’arrache un sourire d’excuse, détournant le regard de ses cuisses. « Je travaille sans arrêt. »
— Eh bien, pourquoi pas, disons, un samedi peut-être ? propose-t-elle d’une voix hésitante.
— Samedi prochain ? fais-je, jetant un nouveau coup d’œil sur ma Rolex.
— Par exemple, dit-elle, avec un léger haussement d’épaules.
— Oh. Impossible. Désolé. Je vais voir Les Misérables, en matinée, mens-je. Écoutez, il faut vraiment que j‘y aille. Je... Je passe une main sur mes cheveux, murmurant : Mon Dieu ! — et me force à ajouter : Je vous appellerai.
— D’accord, dit-elle, souriant, soulagée. Appelez-moi.
Après un dernier regard vengeur vers la vieille Chinoise, je file à toute vitesse, m’élançant vers un taxi qui n’existe pas puis, deux ou trois rues plus loin, ralentis le pas et...
Mon regard tombe soudain sur une ravissante petite clocharde, assise sur le perron d’un vieil immeuble de Amsterdam Street, un gobelet de plastique posé à ses pieds, sur la marche du dessous et, comme guidé par un radar, je me dirige vers elle, souriant, fouillant dans ma poche pour y prendre de la monnaie. Son visage semble trop jeune, trop frais, trop bronzé pour être celui d’une clocharde ; cela ne fait que rendre sa situation plus pitoyable. Je l’observe attentivement, le temps d’aller du bord du trottoir jusqu’aux marches du perron où elle est assise, tête basse, fixant ses genoux d’un regard absent. Remarquant ma présence, elle lève les yeux, me regarde sans sourire. Toute ma méchanceté s’évanouit et, désirant lui offrir quelque chose de gentil, quelque chose de simple, je me penche vers elle, fixant sur son visage grave, sans expression, un regard débordant de compassion, et laisse tomber un billet de un dollar dans le gobelet, en disant : Bonne chance.
Son expression change aussitôt. Je remarque le livre sur ses genoux — Sartre —, puis le sac d’étudiant aux insignes de Columbia posé à côté d’elle, et enfin le café brun dans le gobelet, avec mon billet qui trempe dedans, tout cela en quelques secondes, et cependant comme au ralenti, et elle me regarde, puis regarde son gobelet, et s’écrie : « Eh, ça va pas, la tête ? », et glacé, penché au-dessus du gobelet, suppliant, je balbutie : « Je ne... Je ne savais qu’il... qu’il était plein » et, secoué, je m’éloigne, hèle un taxi, et tandis que nous roulons vers chez Hubert, les immeubles se transforment en montagnes, en volcans, les rues deviennent jungles, le ciel se pétrifie en une toile peinte, et en sortant du taxi, je suis obligé de loucher pour retrouver une vision normale. Le déjeuner chez Hubert ne sera qu’une hallucination ininterrompue, au cours de laquelle j’ai l’impression de rêver tout éveillé.